Interview de Julie Burguburu, membre du Conseil Scientifique d'Ynov

Publié le
27/09/2024
julie conseil scientifique

Conséquences des innovations technologiques, transformations des compétences et des parcours de formations ou encore évolutions du rôle de l’entreprise, nous avons abordé avec les membres de notre Conseil Scientifique ces thèmes majeurs afin de nourrir notre travail sur « L’avenir du travail dans une société professionnelle en cours d’évolutions parallèles ». La singularité de chaque regard et la richesse de leurs expertises nous permettent d’élaborer des pistes de compréhension des mutations en cours. 

JULIE BURGUBURU, Secrétaire générale du groupe TF1

D’abord auditrice puis maîtresse des requêtes au Conseil d’État, Julie Burguburu a occupé de nombreuses fonctions de haute direction au sein de l’administration publique française. De 2014 à 2016, elle a été directrice adjointe de cabinet auprès du Président de l’Assemblée nationale, Claude Bartolone, puis de 2016 à 2017, auprès de Bernard Cazeneuve, successivement ministre de l’Intérieur puis Premier ministre. Elle dispose d’une expérience internationale de quatre années en Chine, à Shanghai où elle a exercé, pour Veolia Water, les fonctions de secrétaire du comité exécutif, de Director for General Analysis avant d’embrasser la Vice-Présidence en charge de la transformation en 2013. Après une première expérience dans le secteur audiovisuel en 2019, comme secrétaire générale et directrice des affaires juridiques d’Eutelsat, elle devient en janvier 2023, secrétaire générale du groupe TF1.

Ancienne élève de l’ENA et diplômée de Sciences Po Paris, Julie Burguburu dispose d’un parcours académique diversifié, détenant un master en droit privé général ainsi qu’un master en relations et économie internationales obtenu aux Etats-Unis (Johns Hopkins School of Advanced International Studies). Elle a également suivi la 71ème session de l’IHEDN (Poldef).

Chevalière de l’ordre national du mérite, elle siège au conseil d’administration de plusieurs associations dont le Musée des arts décoratifs (MAD Paris), ainsi qu’au collège de l’Autorité de la Concurrence comme membre non permanent. Elle est également réserviste citoyenne de l’armée de l’air et de l’espace – membre du réseau ADER ainsi que du cercle Fontenoy.

Q : Comment un acteur comme TF1 anticipe et s’adapte aux différentes innovations qui, depuis des années, modifient profondément le secteur et transforment radicalement des usages ?

Julie Burguburu : Depuis 10 ans, le secteur est profondément ébranlé par l’arrivée des nouveaux acteurs technologiques, qui, de Netflix à Twitter/X ont remis en question les piliers (linéarité de la diffusion, chronologie des médias, formats…) sur lesquels reposaient l’audiovisuel et l’information. Cette déstabilisation ou pour le dire positivement, cette transformation est devenue une donnée constitutive du secteur et à notre époque où tout va plus vite, les cycles technologiques du secteur audiovisuel sont désormais de deux-trois ans. Cette accélération transforme les enjeux et place les entreprises du secteur de l’information et de l’audiovisuel dans une situation de pression concurrentielle constante, qui peut aller jusqu’à une question existentielle. Les acteurs de ce secteur sont désormais challengés par des entreprises de stature mondiale et la nature “technologique” de nos concurrents, qu’ils s’appellent YouTube, Prime ou Facebook nous oblige à adapter notre stratégie et à nous placer dans une optique de renouvellement des services et des technologies. 

Pour réussir dans ce nouveau paysage, le groupe TF1 s’appuie sur une cellule Innovation et R&D. Celle-ci fait de la veille et capte les nouveautés, évidemment, mais elle nous permet surtout d’entretenir des dialogues permanents avec les innovateurs technologiques. Cependant, et il faut le souligner, si cette veille nous permet d’avoir des réponses technologiques grâce à des partenariats et de comprendre les évolutions des comportements de nos audiences pour y répondre en termes d’offres de service ou d’expériences, nous n’avons pas vocation à développer une solution technologique propriétaire, nous restons dans notre rôle d’éditeur, mais un éditeur qui se projette dans le futur des usages pour rester pertinent. 

Pour illustrer mes propos, prenons notre plateforme TF1+ sur laquelle nous déployons une technologie unique au niveau mondial :  “Synchro”.  Un moteur de recommandation de contenus pensé pour répondre à la question qui se pose quotidiennement dans les foyers : “on regarde quoi ce soir ?” Cette offre s’appuie sur un algorithme prenant en compte, de manière simultanée, les goûts et les envies de l’ensemble des personnes du foyer présentes devant l’écran à cet instant. Elle correspond donc bien à une réalité d’usage de nos téléspectateurs. Derrière cette nouvelle offre qui peut sembler simple à déployer, se cachent des répercussions à différents niveaux. Des questions juridiques ont ainsi été soulevées, car il faut que les recommandations soient adaptées à toutes les tranches d’âge présentes devant l’écran. Chaque innovation demande donc une coordination des différents services au sein du groupe, c’est là aussi une des conséquences peut être moins visible que d’autres de la transformation permanente dont je parlais en introduction. 

Pour comprendre comment un groupe comme le nôtre gère l’apparition d’une innovation technologique, on peut regarder la dernière innovation en date et qui préoccupe tous les secteurs, à savoir la GenAI. Environ deux ans après la première version de ChatGPT, nous sommes encore dans une phase d’acclimatation et de tests, car l’introduction de cette nouvelle technologie dans notre fonctionnement et dans notre offre n’est ni simple ni univoque. La première raison en est que nous produisons à la fois de l’information, du divertissement et de la fiction. Il ne saurait être envisageable d’avoir une même ligne d’usage et de déploiement pour ces différentes catégories.

Si l’on s’attarde sur le secteur de l’information, notre comité d’éthique nous accompagne afin que l’utilisation de cette GenAI se fasse dans le respect de nos engagements, c'est-à-dire, d’une part, au regard de la déontologie journalistique et, d’autre part, dans le cadre des règles définies dans notre charte IA. L’information de qualité constitue un actif essentiel pour TF1, nous sommes donc très clairs sur ce que nous attendons de nos journalistes dans l’usage de cette innovation. Aujourd’hui, nous nous appuyons sur l’IA pour renouveler les formats et les infographies, pour les rendre plus attractives, plus pédagogiques, et ce, avec des coûts de production limités et en toute transparence pour le téléspectateur : si le journal de 20 h 00 utilise une image d’illustration provenant d’une GenAI, nous l’indiquons sur l’image en gros caractères. 

Concernant la fiction, il y a encore beaucoup de freins, qu’il s’agisse de questions juridiques, notamment celles des droits d'auteur, mais aussi de vision sur le rôle et la place que doivent avoir les créatifs. Nous sommes donc en discussion avec les différentes organisations professionnelles pour permettre des usages régulés des innovations et respectueux des droits de la création sans pour autant restreindre les nouvelles possibilités offertes par celles-ci. Si à certains endroits – postproduction et doublage, animation, illustration - l’application semble plus aisément déployable, nous sommes toujours en phase de réflexion en ce qui concerne tant le processus de création que les aspects systémiques et juridiques.

Q : Les innovations se succèdent, et si leurs impacts sont variables, il y a une certitude : le renouvellement permanent est une donnée de ce “nouveau monde du travail”. Quelles typologies d’enseignements vous semblent être les plus à même de préparer les étudiants à cette réalité ? 

J.B. : Tout l’enjeu désormais de la formation intellectuelle tient dans la capacité qu’elle aura de doter les générations à venir de nouvelles dispositions d’esprit qui leur permettront de s’inscrire et se sentir confortables dans un environnement volatil. Il s’agit donc de les rendre aptes à embrasser les changements et se laisser porter par la capillarité.  En effet, il est acté désormais qu’ils n’exerceront pas leur métier de la même manière tout au long de leur vie professionnelle et il est même, est fort probable, qu’ils en changeront plusieurs fois. Il faut donc que les étudiants soient capables non seulement de comprendre le sens du métier, mais aussi toute la chaîne de valeur de leur secteur et de l’écosystème dans lequel ils évolueront. Cette compréhension “meta” permet d’envisager les mutations afin d’évoluer naturellement. Cela est possible s’ils ont acquis certaines compétences permettant de développer ces « dispositions d’esprit » que je mentionnais. La plus importante me semble être la curiosité - prise comme contraire de l'enfermement - car être ouvert au changement empêche la crainte qui paralyse. 

Q : Certains, à l’instar d’Elon Musk, annoncent la fin du travail grâce à l’IA. Quel est votre sentiment ?  

J.B. : Si l’IA telle que développée aujourd’hui peut-être un agent au service de la productivité d’un salarié, l’IA ne peut pas tout remplacer. Je vais prendre un exemple très concret concernant notre secteur. Dans une période électorale, nous avons l’obligation de respecter des règles concernant le temps de parole entre les différents partis. Dit comme cela, cela semble simple, or, il ne s’agit pas que de compter le temps de parole direct à l’antenne, en plateau, mais bien de prendre en compte toutes les occurrences dans les interviews ou les reportages et qui pourraient être assimilées à un temps de parole politique. Nous avons trois collaborateurs qui tiennent ce décompte. Pourquoi ne pas remplacer ce travail fastidieux par une IA ? Parce qu’il faut être capable d’apprécier le sous texte contenu dans une image : si dans un reportage sur le terrain, la prise de parole d’un des interviewés se fait devant une mairie, il faut s’arrêter et apprécier ce que cela peut impliquer, peut-il s’agir du maire de la commune et donc faut-il reconsidérer cette intervention non plus comme celle d’un citoyen ou d’un témoin lambda, mais possiblement comme celle d’un élu - et encore cela dépend-il du contenu de l’interview ? Cette capacité à détecter, analyser et mesurer les signes, aujourd’hui seul un esprit humain peut le faire. C’est un exemple, mais ce n’est pas le seul, aujourd’hui la supervision humaine a minima est encore nécessaire, nous sommes loin des pires prévisions d’Elon Musk.

Q : Dans notre société qui voit ses structures profondes être ébranlées, comment penser la mission d’une entreprise comme la vôtre ?

J.B. : Le secteur de l’information est extrêmement réglementé - l’information nationale, devrais-je dire. Car les acteurs internationaux tels que X, YouTube ou Facebook ne sont pas contraints par les mêmes règles. Leur siège n’étant pas nécessairement dans le pays où les informations sont reçues, ils ont moins de contrainte que les médias traditionnels français soumis à des lois strictes mises en œuvre par l’ARCOM. Nous pourrions le déplorer en arguant d’une concurrence déloyale, mais en mesurant les conséquences que cela a sur la société et la vie politique, notre réaction ne peut pas être de demander un assouplissement des règles, mais plutôt une mise au pas des ces acteurs, car l’information et le travail journalistique demandent de faire preuve d’éthique et de responsabilité. Cette responsabilité nous oblige forcément. D’autant plus que TF1 est le premier média français aujourd'hui, quotidiennement entre 5 et 6 millions de personnes regardent le JT au même moment. Notre tagline « Les Français ensemble » découle de cette réalité, notre mission, c'est de rassembler devant la télé et, de manière pragmatique, les annonceurs y sont très sensibles. Cela demande donc de traiter l’information avec neutralité et sans militantisme, de la rendre compréhensible par le plus grand nombre. Et c’est aussi là que réside notre éthique, notre engagement, notre mission. 

Q : Une dernière question qui touche au rôle des entreprises, quel est votre regard sur l’évolution de notre rapport au travail et donc au monde de l’entreprise ?

J.B. : S’il est vrai qu’aujourd’hui le rôle du travail et l’organisation des entreprises sont particulièrement interrogés, je pense qu’il ne faut pas négliger le rôle d’émancipation et de sociabilité qui se jouent au travail et là où on travaille. À une époque où les réseaux sociaux, au lieu d’être une fenêtre sur le monde, renforcent les biais cognitifs, où la possibilité de travailler de chez soi est monnaie courante, où des bulles sociales se créent et enferment, il serait dommageable de ne pas apprécier ce qui se joue “autour de la machine à café”, à la cafétéria ou lors de réunions “physiques”. Se confronter à l’altérité, échanger avec les autres, faire partie d’une communauté humaine, ce n’est pas anodin, cela soude, ancre dans le réel et permet de s’extraire de son propre univers ou de ces convictions. Et si l’on considère ces périodes où la vie privée peut être compliquée, l’entreprise est ce lieu qui peut aussi servir de corde de rappel, d’échappatoire salutaire. L'entreprise n'est pas qu’un pourvoyeur de travail et de salaire, il faut prendre en compte cette dimension clairement sociale. 

Il est important que les collaborateurs eux-mêmes soient porteurs et conscients de cette externalité positive et essentielle qui est occultée quand on n’envisage les choses que selon des rapports de force, d’obligation ou d’équilibre entre vie privée vie professionnelle envisagé d’un point de vue purement mathématique. Il faut toujours tout faire pour qu’aller travailler ne soit pas vu comme une contrainte, mais comme étant porteur d’éléments positifs. Je crois que les écoles doivent aussi transmettre cette vision émancipatrice et sociale du travail et de l’entreprise, il est important que les jeunes générations comprennent ce qui se joue aussi dans le monde professionnel, la responsabilité qui incombe à chacun en tant que collaborateur. Cette inscription en tant que salarié émancipé dans un projet d’entreprise et dans l’altérité procède des mêmes logiques que celle du citoyen éclairé dans la société. Et c’est pourquoi, il me semble crucial aujourd’hui plus que jamais de mettre en lumière et défendre ces “missions” naturelles de l’entreprise et du travail.