Interview de Muriel Touaty, membre du Conseil Scientifique d'Ynov

Publié le
27/09/2024
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Conséquences des innovations technologiques, transformations des compétences et des parcours de formations ou encore évolutions du rôle de l’entreprise, nous avons abordé avec les membres de notre Conseil Scientifique ces thèmes majeurs afin de nourrir notre travail sur « L’avenir du travail dans une société professionnelle en cours d’évolutions parallèles ». La singularité de chaque regard et la richesse de leurs expertises nous permettent d’élaborer des pistes de compréhension des mutations en cours. 

MURIEL TOUATY, Partner Education, Recherche & Innovation chez Onepoint & ancienne CEO de Technion France

Diplômée en sciences politiques de l’Université de Tel Aviv, Muriel Touaty a démarré sa carrière dans une Start-up spécialisée dans les domaines de la communication améliorée et des relations publiques. Elle a dirigé le Technion France (représentation française du Technion, l’Institut Technologique d’Israël, à Haïfa) pendant 17 ans (jusqu’en 2019), où elle a joué un rôle clé dans la dynamisation des échanges entre les acteurs des écosystèmes de part et d’autre de la Méditerranée, positionnant le Technion France comme un acteur clé dans son domaine. Elle a également été Vice-Présidente du département Marketing Europe Business Layers, Start-up qui a développé le e-provisioning logiciel, où elle a travaillé de 1997 à 2002.

En janvier 2020, Muriel Touaty a rejoint onepoint, où elle assume le rôle de Partner Education & Innovation. Sa mission est d’accélérer les partenariats stratégiques avec l’écosystème académique, en mettant l’accent sur la recherche et l’innovation.

Décorée en 2009 de l’Ordre National du Mérite par Valérie Pécresse, elle est promue au grade de Chevalier de la Légion d’Honneur par le Ministère de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation par Frédérique Vidal en 2022.

Q. : Vous qui avez une excellente connaissance de l’écosystème technologique israélien quelles sont les approches à retenir et à transposer pour permettre à la France et à l’Europe de garder pied dans le monde technologique ?

Muriel Touaty : Israël est né il y a un plus de 75 ans, c’est donc un pays jeune, mais c’est surtout un pays pionnier qui a dû, dans l'intelligence collective et collaborative, souder dès le début ses ressortissants autour d’un objectif : créer une nation souveraine et technologique. Car pour ce pays qui n’a pas de ressources naturelles, la souveraineté, notamment scientifique et technologie, est la condition de sa survie même et c’est en capitalisant sur les ressources intellectuelles qui affluaient de tous les points du globe que le pays a réussi son pari. Je dis toujours que la technologie et l'innovation sont le pétrole d’Israël. Cela se voit instantanément quand on se penche sur l'écosystème technologique fait de start-ups “blockbusters”  et qui compte plus de 100 licornes pour 6 millions d’habitants. *

Cet écosystème est organisé de manière assez caractéristique, ce qui lui permet d’être résilient et efficace. Sa première spécificité c’est qu’il est hybride. Les différents secteurs travaillent en proximité permanente : les universités travaillent avec les start-ups, les start-ups avec l'armée, l'armée avec le monde académique et tous travaillent avec des financeurs capitalistes. Économique, financière, recherche, militaire, innovation : toutes les dimensions sont étroitement imbriquées. Cette perméabilité permanente ajoutée à la nécessité de trouver rapidement des solutions pour la survie du pays se reflètent dans les postures des acteurs du système, notamment celles des chercheurs. 

Les chercheurs israéliens sont des chercheurs que j'appelle « entreprenants ». Je mets derrière cette notion des dimensions de dépassement de soi, d’audace, d’agilité, d’autonomie... Et comme la recherche en Israël n’est pas financée par l’État, d’entreprenant”, il passe à “entrepreneur” et le laboratoire devient en quelque sorte son entreprise. Pour le développer, il doit donc orienter ses recherches en fonction des besoins du marché et de la société et trouver des financements auprès des autres acteurs. 

Voici pour moi les principales singularités de l’écosystème technologique israélien et qui le distingue de beaucoup d’autres, notamment l’écosystème français. 

Q : La France aujourd’hui n’est pas en mesure de garantir sa souveraineté, qu’il s’agisse de souveraineté scientifique ou technologique ou même d'industrialisation, mais pendant les 30 Glorieuses, elle a démontré sa capacité d’innovation, la force de sa recherche. Elle était même pionnière dans des technologies, qu’il s’agisse du nucléaire ou du TGV. Comment expliquez-vous la perte de cet état d’esprit ? Et comment renouer avec cette mentalité ? 

M.T. :  Quand vous existez dans l'adversité, si vous n’agissez pas pour trouver des solutions, vous disparaissez. La France dans l’immédiat après-guerre, à l’instar d’Israël aujourd’hui, était dans cette situation : il n’y avait aucun autre choix que de reconstruire la nation. C’est cette fougue existentielle qui a permis l’émergence des grands fleurons technologiques des Trente Glorieuses. Peu à peu cette urgence vitale s’est dissipée et, alors que de nouvelles technologies numériques ont fait leur apparition, les choix et orientations politiques de la France n’ont plus posé le développement technologique comme une priorité pour le pays qui peu à peu est devenu une société de services. 

Pour retrouver notre souveraineté, il faut redonner le goût de l’innovation au pays et libérer les énergies. Cela passe par l’identification des axes stratégiques afin de se centrer sur des thématiques d'exploration garantes de l'avenir, et par le recentrage des priorités politiques et industrielles sur cette recherche appliquée qui avait permis le développement des innovations industrielles et technologiques. Et, l’argent étant le nerf de toute guerre, il faut orienter les financements vers les technologies possédant un « Technology Readiness Level » élevé. C’est ainsi que la recherche pourra dérouler les différents plis de la société - qu’il s’agisse du social, du politique, de l’économie -  pour générer de la croissance et permettre au pays de retrouver une souveraineté technologique. En parallèle, il faut désiloter et décomplexifier l’écosystème et lever les freins administratifs qui se situent à différents niveaux afin de faciliter et accélérer la valorisation des innovations et leur passage à l'échelle. 

Q : Comment créer des maillages industries/entreprises et le monde académique pour s’inscrire dans le modèle israélien et répondre à ces nouveaux défis ? 

M.T. : Les acteurs économiques, comme les cabinets de conseil, ont leur rôle à jouer. Il me semble que c’est aussi dans ces structures que des organes de recherche peuvent être déployés pour “déplier les plis” que je citais plus haut. C’est dans cette optique que l'Institut OnePoint, que je dirige, a été créé.

Ma grande obsession du quotidien, c'est de rapprocher de manière sereine et décomplexée le monde public et le privé afin de permettre les conditions d’une hybridation constitutive de l’écosystème de pays d’innovation, comme Israël. Il faut donc d’un côté travailler à ce que les chercheurs ne voient plus l'entreprise comme une entrave à leur propre réflexion, mettre en avant auprès de cette communauté le cercle vertueux qui est permis en leur prouvant que l’argent généré par la recherche en entreprise est réinjecté pour générer de la croissance et payer des salaires, devenant donc garant de création d'emploi et ayant donc un impact social et sociétal. Du côté de l'entreprise, il faut qu’elle-même apprenne à travailler avec les chercheurs. L’enjeu est ici bilatéral pour vivre un équilibre harmonieux, qu'il soit sociétal, social ou économique. 

Pour résumer et au risque de me répéter, il faut changer de mentalité et recréer un écosystème public-privé vertueux incitant les chercheurs et ingénieurs français, reconnus mondialement pour leur qualité, à mettre leurs compétences au service du pays.

Q : Comment cette approche a-t-elle été accueillie et comment s’inscrit-elle dans l’offre OnePoint ? 

M.T. : À sa création, les consultants voyaient l’Institut comme une anomalie. Le modèle économique d'un cabinet de conseil, c'est de facturer du temps homme, avec l’Institut, j'apportais une autre temporalité. 

Il a fallu travailler les consciences en mettant en avant les ambitions notamment régaliennes – car je vois l’Institut comme un bouclier régalien - dont est dépositaire cette structure. Certes, elle ne s’inscrit pas dans une rentabilité immédiate pour OnePoint, mais elle participe à l’industrialisation de notre pays. Et c’est sur cette vision que j’ai réussi à ancrer la légitimité de l’Institut auprès des consultants. 

Mais attention, ce n’est pas parce qu’il est dans une autre temporalité qu’il ne s’inscrit pas dans la réalité économique du cabinet. D’une part, l’Institut OnePoint vient enrichir nos offres pour nos clients qui ne se suffisent plus du conseil en tant que tel. Ils ont besoin d'être nourris aussi sur des dimensions de recherche et développement pour leurs innovations propres. 

D’autre part, l’Institut diversifie le modèle économique de OnePoint en ajoutant au TJM une création de valeur dans des logiques de brevet, de propriété intellectuelle ou de solutions technologiques. Pour cela, nous développons une recherche qui peut rivaliser avec les meilleurs laboratoires grâce à des partenariats avec les chercheurs entreprenants de notre écosystème académique. Ainsi, le consortium rassemblant le CHU Nice, l’Université Côte d'Azur, Givaudan et OnePoint a abouti à la solution technologique olfactive « Ma Madeleine »** qui est appelée à être revendue en BtoC. 

Enfin, l’Institut a une démarche de formation continue : nous avons donc une offre « talents entreprenants » et « chercheur entreprenant ». Nous proposons à nos différents collaborateurs de sortir de leur silo d’expertise en les incitant à devenir des entreprenants eux-mêmes. 

Q : Concrètement, comment identifiez-vous ces chercheurs entreprenants ?

M.T. : Cela demande beaucoup de travail de prospective et de prospection. Je connais très bien l'écosystème académique, je vais “chasser” là où je considère que c'est le plus probant et le plus stratégique au regard de thématiques s'inscrivant dans les grandes mutations et dans une visée prospectiviste. Le résultat de la démarche est aujourd’hui la création de trois laboratoires communs avec le CEA, Telecom Paris et l’ESSEC. Aujourd’hui, nous avons plus de 50 chercheurs, 10 thèses CIFRE qui couvrent la santé, la cyber, la Green tech, les Sciences Humaines et Sociales notamment. 

Cette stratégie est l’application de ce que je disais précédemment, elle se concentre sur le développement d’une recherche appliquée très vite valorisée.

Q : L'évolution des technologies et la multiplication des innovations technologiques a également un impact sur la formation des futurs professionnels qui doivent donc s'adapter en permanence et développer de nouvelles compétences. Comment les établissements d’enseignement supérieur doivent se transformer pour répondre à ce contexte de mutations permanentes ?

M.T. : Demain sera humain, c'est ce qui me semble le plus important à garder en tête et à transmettre. Il est primordial que l’enseignement supérieur prépare ses étudiants le plus tôt possible à la pratique : si je n'incarne pas mon savoir et ma connaissance, ils ne servent à rien. Pour incarner le savoir et la connaissance, le savoir être et le savoir-faire, il faut faire passer les étudiants par des émotions positives, les sortir du sentiment anxiogène, de leur peur face à la société et à leur propre devenir. Cela se fait par l’action et la pratique.


D’autre part, il faut développer la posture d’entreprenant. Car pour pas être dans des impostures d'entrepreneur, mais dans des postures d'entrepreneur, il faut d'abord être entreprenant de soi-même. Si aujourd’hui, un brillant étudiant sortant d'une école de rang A échoue dans son projet d’entrepreneuriat, c'est, selon moi, parce qu’il lui manque des ingrédients majeurs : la culture et la mentalité et toutes ces dimensions de qualités humaines qu’englobe le mot « entreprenant ».

Enfin, il faut durant ce temps des études, associer des profils variés dans leurs compétences, expertises et humanités. Il faut frotter les étudiants à d'autres cultures, faire des Learning Expeditions dans d'autres pays.

On voit que les étudiants sont de plus en plus sceptiques, hésitants face à leur avenir. Les études doivent donc leur donner un enthousiasme, les faire sortir de leurs limites intrinsèques et leur permettre de capter d’autres horizons. Elles doivent être pour eux des terrains de jeu expérimentaux, des laboratoires de pratique, des expériences de confrontation positive avec d'autres typologies de profils.

Q : L’entreprise est, elle aussi, bousculée, innovation technologique et renouvellement des attentes sociétales contribuent à renouveler son visage. Quelle vision avez-vous des ces transformations ?

M.T. : Les transformations sont actives à plusieurs niveaux. Onepoint a réalisé une étude sur l’avenir du travail à horizon 2030. Il y a plusieurs enseignements, notamment concernant l'enjeu majeur de la formation et la formation hybride. Aujourd'hui, nous nous formons de façon directe ou indirecte 24 minutes par jour, notre projection situe à 2 h 30 le temps de formation quotidien à l’horizon 2030. Cela s’explique par le caractère hybride qui caractérisera nos compétences et expertises. Le corollaire de cette réalité, c’est que cela nous demandera beaucoup plus d'agilité d'esprit, d’avoir un cerveau beaucoup plus malléable, d'où l'importance des compétences douces et donc du savoir-être. Cette hybridité tient au fait que nous passerons d'un métier à un autre, ce qui, au passage, engagera aussi des modèles juridiques et contractuels différents. 

D’autre part, les jeunes sont en quête de spiritualité et de valeurs, ils se posent des questions sur leurs missions et sont dans une démarche d'introspection. D’une certaine manière il y a plus de “je” mais cela doit être vu comme un atout leur permettant de mieux basculer dans le “jeu” de la société. 

L’équilibre bien-être au travail et bien être personnel sera donc d'autant plus important, d'où l'enjeu pour les entreprises aujourd'hui, et notamment dans leur dimension RH, de proposer un terrain propice au développement humain. Car l’épanouissement personnel et celui de l'entreprise sont liés, c’est cette concordance qui amène à une puissance indéfectible et irréfutable.

Q : Pour conclure, et au regard de ce que vous venez de nous exposer, quel est pour vous le portrait robot de l’entreprise idéale de demain ?

M.T. : Une entreprise qui a du sens et qui donne du sens. Ce qui signifie d’abord qu’elle doit se positionner sur des chantiers sociaux et sociétaux importants. Deuxièmement, elle doit investir ses lieux pour en faire des lieux collaboratifs et prônant l'intelligence collective et collaborative où les uns et les autres, dans leurs différences, apprennent à se connaître, à se reconnaître. Enfin, c'est une entreprise qui a compris qu’il n'y a pas de verticalité ex cathedra, de hiérarchie psychorigide et dont le leadership est éclairé et éclairant, car ses leaders sont des entreprenants et savent s'entourer des meilleurs quelles que soient leurs différences. 

Cette volonté de créer du lien social dans l'entreprise implique donc de ne pas considérer son salarié comme un objet, mais comme un sujet. 

Pour résumer, ce sera une entreprise humanisée à l'encontre d'une société chosifiée.

* En comparaison, la France (67 millions d’habitants) compte 22 licornes en 2024 

** Groupe Onepoint