Interview de Renaud Large, membre du Conseil Scientifique d'Ynov
Conséquences des innovations technologiques, transformations des compétences et des parcours de formations ou encore évolutions du rôle de l’entreprise, nous avons abordé avec les membres de notre Conseil Scientifique ces thèmes majeurs afin de nourrir notre travail sur « L’avenir du travail dans une société professionnelle en cours d’évolutions parallèles ». La singularité de chaque regard et la richesse de leurs expertises nous permettent d’élaborer des pistes de compréhension des mutations en cours.
RENAUD LARGE, Directeur des études et de la stratégie chez PLEAD (HAVAS-VIVENDI)
Renaud Large est diplômé de l’école des hautes études en sciences sociales ( EHESS), Science Po Paris et du CELSA. Expert en lobbying, communication financière et corporate, il a été directeur de clientèle chez Havas Paris et a travaillé en cabinets ministériels et dans les services du Premier ministre, notamment au cabinet du ministre des Transports (2013-2014) et au Secrétariat général pour la modernisation de l’action publique.
Il s’implique dans les discussions sur des enjeux politiques et sociétaux. Il est l’auteur de l’ouvrage « Le Choc des espèces : l’homme contre l’animal, jusqu’à quand ? », (novembre 2022 ; éditions de l’aube), traitant de la relation et du conflit entre les humains et les animaux, et l’inscrivant dans un débat sociétal et environnemental plus large.
À la Fondation Jean-Jaurès, Renaud Large écrit sur plusieurs thématiques, dont l’émergence d’un double
impératif dans la société : le maintien de l’ordre républicain et la justice sociale. »
Q : Quel regard portez-vous sur ce “basculement anthropologique” dont certains qualifient l’arrivée des technologies numériques ?
Renaud Large : Je ne suis pas persuadé que le tournant numérique, la révolution numérique, appelons-cela comme on veut, soit une rupture anthropologique, loin de là. Pour plusieurs raisons. Le numérique constitue une extension du système économique de ces 50 dernières années qui arrivait au bout d'une logique de croissance sur un certain nombre de technologies. Les investissements ont donc été déportés sur d'autres technologies, dans des domaines très variés, dont l'IA, mais qui n’ont, pour la plupart d'entre elles, constitué un changement anthropologique, mais ont seulement déplacé certaines rentes. Prenons le cas d’Über : nous avons assisté au déplacement de la rente des taxis vers une autre structure et qui plus est avec un contournement de la réglementation existante. La technologie vient géolocaliser, faciliter les paiements, et cetera, mais il n’y a pas de rupture majeure. Dire que la rupture anthropologique provient du tournant numérique me semble être une erreur. La rupture anthropologique se situe dans l'incapacité de la société à investir cognitivement une transformation profonde.
Le premier pas sur la Lune constitue une rupture profonde parce que la civilisation occidentale se projette dans un avant et un après ce moment. Depuis, il y a sans doute eu des transformations technologiques de la même ampleur, voire plus fortes, néanmoins la société ne les a pas investies comme fondamentales. L'imagination et la créativité ont été désertés. Toutes les innovations, dans le domaine numérique, dans le domaine de la santé, dans le domaine de la conquête spatiale, peu importe, constituent seulement des points annexes du débat public et ne représentent systématiquement des avancées parcellaires. Aujourd'hui, la recherche en santé se positionne sur des maladies extrêmement rares. Aucune une frontière équivalente à celle de Pasteur avec le vaccin contre la rage n’est tombée.
Pour résumer, je ne pense pas que le numérique soit une révolution anthropologique, mais en plus, je ne suis pas sûr que si une IA autonome est atteinte demain, la société l'investisse comme une avancée anthropologique parce que la créativité, l'imagination et le sentiment d'être sur une ligne qui avance et ont été désertés par la civilisation.
De même, l'anomie sociale présente ne me semble pas uniquement liée au numérique. Ce dernier vient plutôt rendre visible des courants sous-jacents et profonds. L'affaissement des socialisations communautaires - Église, Politique, Famille – et la montée en puissance de la monade individu ne sont pas nouvelles, mais le numérique vient parachever le processus préexistant. Ce discours ambiant qui charge le numérique de tous les maux sociaux pour la plupart préexistants est d’ailleurs assez étonnant, épistémologiquement parlant.
Q : Du lycée de Platon aux humanités du siècle des Lumières en passant par Rousseau et le rôle clé de l’expérience dans l’apprentissage par Dewey, la question de la formation des nouvelles générations est au cœur des considérations politiques (au sens de Polis = cité) depuis l’Antiquité. Quels sont les grands enjeux auxquels doit préparer la formation intellectuelle d’aujourd’hui et de demain ?
R.L. : Le danger principal de l'enseignement supérieur français, qu'il soit privé ou public, c'est de considérer qu'il faut sur-spécialiser les étudiants pour les rendre employables. Dit autrement de former des ingénieurs numériques, des futurs professionnels de l'audiovisuel, etc., uniquement au numérique et à l'audiovisuel et plus encore à la dernière innovation ou la dernière tendance. Or, il n’y a plus de linéarité ni de continuité, sur les 10 dernières années des bouleversements géopolitiques et économiques majeurs ont nécessité une adaptation très forte. Et la stabilité n’est pas en vue. Or, on comprend que cette vision à court terme et cette mono-expertise est fondamentalement inadaptée au monde actuel, car former ainsi, c'est enfermer les individus dans un univers mental précis.
Pourtant, le système français historique avait cette capacité à déployer l'intelligence au sens premier du terme, c'est-à-dire s’adapter à des systèmes en mouvement. Or, il semble qu’il se soit perdu en voulant coller absolument aux besoins des entreprises qui se mêlent de plus en plus de formation... résultat, nous n’avons plus des écoles et des lieux d’enseignements, nous avons des centres de formation. Nous avons des experts utiles à un temps T, mais totalement inopérants à un temps T+1.
Il est urgent de renouer avec cette tradition et de former des esprits capables de comprendre les imbrications, les tendances de fond et plus encore leurs conséquences sur les différentes verticales de la société.
Q : Quelles sont donc pour vous les principes pédagogiques, ou les “matières” à enseigner pour arrêter de former des experts du temps présent et des “intelligences en mouvement” ?
R.L. : La culture générale est la clé de l’adaptabilité des générations futures, car elle seule permet une gymnastique intellectuelle. L'enjeu est de permettre aux étudiants de comprendre la transformation de valeur et de se placer au bon endroit dans cette chaîne de valeur. Il faut donc muscler sensiblement les cours de sociologie, les cours d'anthropologie, les cours de culture littéraire ; adopter la logique des prépas à l'entrée de Sciences-Po.
Cela relève de logiques aux antipodes de la sur-spécialisation. Les entreprises ne s’y trompent d’ailleurs pas, les employeurs aujourd’hui se rendent compte qu’un esprit agile est plus avantageux qu'un esprit sur-spécialisé. Les banques d'affaires londoniennes sont connues pour foisonner de diplômés de sciences sociales parce qu’apprendre à un professionnel à se servir du logiciel Excel est plus simple que former un cerveau à l’abstraction et de faire acquérir une culture générale.
Q : Au début de cet entretien, vous insistiez sur l'absence d’imaginaires collectifs et de narrations. Comment les écoles peuvent-elles permettre à notre société de renouer avec le récit et la narration ?
R.L. : Le vrai sujet de la narration, quelle qu’elle soit, c'est l'ambition qui y est mise. Je vais prendre un exemple concret : le cinéma français est en net recul dans les exportations mondiales. Non parce que nos films ou nos réalisateurs sont devenus mauvais ou parce qu'il y a un manque de moyens... mais parce que les histoires racontées par notre cinéma ne s’adressent pas à l'humanité entière. Le nombrilisme de la narration de notre cinéma, et d’ailleurs de toute notre société, nous empêche. Or, pour être capable de produire ce genre de récit, il faut être capable de comprendre le monde dans lequel on vit et le comprendre au-delà de soi-même. Cela implique un risque à prendre qu’on ne prend pas parce qu’on a abaissé les frontières, on a limité le champ des possibles et la formation trop restrictive que je mentionnais à sa part de responsabilité. On a fermé les esprits. Les écoles doivent donc placer pour leurs étudiants une innovation et une ambition plus larges, plus hautes qui sont la leur aujourd'hui. D’ailleurs, je pense que les écoles et les universités doivent renouer avec le prestige de leur marque, leur identité, ce qui faisait leur particularité pédagogique, or aujourd’hui, elles forment toutes des experts employables, mais plus des esprits ambitieux.
Q : La Fondation Jean Jaurès a fait une étude intitutlée “La Société idéale de demain aux yeux des Français”*, quels sont pour vous les enseignements majeurs si on les met en perspective avec ces mutations structurelles ?
R.L. : Cette étude faite avec Ipsos était exceptionnelle, constituée d’un panel de 8000 personnes. La question posée était « si vous aviez une baguette magique, que vous feriez de cette société ? » Si l’on étudie les résultats sur le sujet du travail et de la vie professionnelle, il n’y a pas de volonté de rupture, les sondés investissent une société de la stabilité. En effet, les Français répondent que le modèle rêvé est un modèle dans lequel on reste dans la région où l’on a été formé et dans la même entreprise toute sa vie, un travail où on évolue, où on monte en compétences. Ils imaginent travailler autant, ni plus ni moins, ils ne témoignent pas d’un besoin d’augmenter leurs loisirs. Ces réponses sont les réponses données dans des proportions majoritaires, toutes classes d'âge confondues, et dans des proportions encore plus élevées chez les jeunes, aussi bien par des cadres que par les ouvriers, avec certes dans une proportion un peu moindre chez les cadres. Autrement dit tout l'inverse de ce qui se passe dans les faits. Alors, je ne suis pas certain que le discours dominant affirmant un monde du travail en transformation transpose réellement les aspirations des Français, y compris celles de la nouvelle génération qui manque cruellement de stabilité et d'une vision long terme.
Q : Pourquoi cet antagonisme entre la société réelle et la société rêvée ?
R.L. : je pense qu’il y a deux raisons. La première est à mettre du côté des entreprises qui ont perdu cette valorisation de l'avancée progressive du salarié et de son travail – comme c’était le cas par le passé et comme la régression du nombre de médailles du travail en témoigne. Elles ont, pour des raisons économiques, tendance à sous-investir dans un salarié et à le remplacer soit par une personne plus jeune, soit extérieure. En corollaire, les employés ont pris acte du fait que pour progresser dans la hiérarchie et en salaire, la meilleure solution était de passer chez le concurrent pendant un temps pour revenir ensuite. L'entreprise en tant que telle a perdu foi dans sa propre capacité à conquérir, à faire groupe. En fait, elle est à l'image de la société. Pourtant, ce rôle de structuration d’un corps social solide est sans doute la meilleure chose que peut investir une entreprise.
Q : Justement, quel regard portez-vous sur les nouveaux rôles que l’entreprise souhaite prendre dans la société – je me réfère ici à la loi Pacte et autres entreprises « engagées » ?
R.L. : Une entreprise est faite pour générer du profit, le partager et ainsi faire vivre un écosystème et faire avancer un corps social dans son ensemble. Voilà quelle est et doit être pour moi la mission d’une entreprise. On peut avoir la tentation de transformer l'économie en faisant d’une entreprise une ONG, mais c'est une erreur parce qu’elle sera une mauvaise ONG et une mauvaise entreprise. Laissons aux entreprises, aux ONG, aux syndicats, et cetera, leur zone de travail et leur rôle dans la société.
De plus, il me semble que ce discours d’entreprise « qui va changer le monde » est un discours déceptif pour les jeunes générations à qui l’entreprise fait une promesse qu’elle ne pourra pas tenir. Il me semble plus productif et plus honnête de tenir le discours réaliste qui est de leur dire qu’ils vont contribuer à un corps social, faire vivre un certain nombre de familles sur le territoire, des fournisseurs... En parallèle, l’entreprise peut encourager ses salariés à développer une activité associative, politique, syndicale, sur leur temps libre.
D’autant plus que ce rôle utopique semble être rattrapé par la réalité. Depuis le Covid et le début de la guerre en Ukraine, l’inflation et le principe de réalité obligent les entreprises à se recentrer sur leur offre concrète (le produit) à un prix compétitif. Alors la valeur ajoutée, ce supplément d’âme que l’on conférait à un yaourt qui changerait le monde, ne tient plus. Il faut retrouver le pragmatisme de la réalité : on achète un yaourt pour se nourrir, l'enjeu est donc de livrer à un produit qui satisfait un besoin. On revient à quelque chose de plus basique ce qui veut dire que les syndicats, les ONG s’occuperont de changer le monde. Et c’est très bien.
* La société idéale de demain aux yeux des Français - Fondation Jean Jaurès